Les imagiers de la matière

Les imagiers de la matière

Auteur·rice·s : Mathilde Bois et Maxime Coulombe
Artistes : Rosalie Gamache, Sébastien Gaudette, Olivier Moisan Dufour, Marie-Claude Lacroix et Alexandre Pépin

Préface

Les cinq artistes présentés dans ce bref essai se rencontrent dans l’adoption d’une même procédure : celle de construire des objets, de les mettre en scène puis de les peindre ou de les dessiner avec une exactitude égale à la part laissée à l’aléatoire dans leur création. Rosalie Gamache laisse du plâtre dégouliner et se figer sur des bibelots et autres objets du quotidien; Olivier Moisan Dufour construit des assemblages improbables en bois de palette. Marie-Claude Lacroix conçoit de petits théâtres où se rencontrent sous haute tension des matériaux de construction. Alexandre Pépin modèle des objets informes en plasticine et les dispose sur un plan imaginaire comme on liste un inventaire. L’opération de départ de Sébastien Gaudette est plus lapidaire : froisser des feuilles de papier. Tous ces assemblages, fruits du hasard et du jeu, se retrouvent fixés en des images lisses qui les métamorphosent, précisément parce que la matière dont ils sont faits est parfaitement figurée. On a coutume de dire en philosophie que la matière elle-même se tient en deçà de toute représentation : bien qu’elle forme le tissu du réel, la matière serait toujours un peu derrière ce que l’on voit, inaccessible . L’idée est assez simple, et ne peut finalement qu’être répétée avec des mots et des concepts différents. Tout se complique lorsque, dans le champ de l’art, la représentation fait l’épreuve de la matière : il n’y a pas simple échec, mais transfiguration. 

C’est dans le résultat de cette confrontation entre l’acte de figuration et la matérialité des objets dépeints que cette démarche commune éclate en cinq pratiques différenciées. Elles se rejoignent cependant au-delà, dans un engagement profond envers l’art de la peinture et du dessin dont ce petit texte se veut un commentaire. 

Mathilde Bois

Avant-propos

Le trompe-l’œil, en ce sens – et je suis très précis ici –, constitue une expérimentation de la représentation de peinture sur elle-même, où elle pousserait si loin son intention mimétique, ou accomplirait si parfaitement sa capacité transitive – représenter quelque chose – que sa dimension réflexive serait en quelque sorte effacée, ou plus précisément, que le sujet de représentation en serait interdit dans tous les sens du terme, où, en un moment, en un lieu du tableau, tout se passerait comme si la chose même était là, présente, en peinture1

L’illusion de la matière 

La photographie nous offre toujours, et comme par principe, une image spécifique : elle présente d’abord un lieu précis, un moment singulier, une personne unique. C’est cette condition – fondée sur sa nature indiciaire – qui a permis à Barthes de proposer le « ça-a-été » comme son modèle phénoménologique. C’est aussi cette condition pragmatique qui a séduit des générations de créateurs, en ce qu’elle permet de documenter la réalité, de faire apparaître les événements – sociaux, politiques, intimes – qui la rythment. Tel est exactement ce qui attire nombre de jeunes créateurs contemporains : rendre compte de notre drôle d’époque, de ses incohérences et de ses lubies. Songeons seulement au travail important de jeunes photographes comme Petra Collins et Chloé Wise, documentant la manière dont nous comprenons et appréhendons maintenant le monde par le biais des images photographiques (Instagram, Pinterest, etc.)2.

À certains égards, on pourrait dire exactement l’inverse de la peinture : elle produit des images non pas spécifiques, mais communes. Sa nature construite et imitative nous incite à voir dans l’image des catégories, bien avant que de tenter d’y reconnaître des individus ou des lieux : on verra d’abord dans un tableau le motif de « saint Luc » ou d’une « prairie », plutôt qu’un modèle précis ou un lieu connu3. Voilà pourquoi la peinture semble toujours déjà parler en métaphores et en symboles, pourquoi elle aspire à la généralité. Voilà peut-être aussi pourquoi sa part réflexive – interrogeant ses propres conditions artistiques et esthétiques – est si forte. 

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Peindre veut dire représenter, bien sûr. Mais de la myriade de manières de le faire et de la pléthore de sujets à aborder, choisir implique toujours – serait-ce à l’insu de l’artiste – d’interroger le mandat de la peinture, son but, ses conditions. À partir de quel point la magie de la ressemblance opère-t-elle ? À quoi sert de communiquer ce qui occupe nos pensées, ce qui fait naître notre désir ? Et que nous apprend la peinture sur notre propre manière de voir le monde ? 

De toutes les questions soulevées sur les conditions de la peinture, celles provenant du trompe-l’œil sont parmi les plus fascinantes. 

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L’affirmation de Louis Marin en exergue souligne une croyance commune : que le trompe-l’œil, d’être trop près de ce qu’il représente, de se laisser séduire par ses capacités mimétiques, perdrait son statut d’art, l’illusionnisme n’étant qu’un simple travail de la main. Une technique plutôt qu’un art. En cela, de perdre cette distance à ce qu’il représente, le trompe-l’œil serait incapable de réfléchir aux conditions de la représentation. Marin le souligne dans la suite de son texte – et son emploi du conditionnel le trahissait déjà : même les trompe-l’œil sont dotés du pouvoir de nous interroger sur la représentation même. Ils sont peut-être les mieux placés pour le faire, à condition de percevoir cette interrogation comme portant peut-être précisément sur leur pouvoir de présence même et, de proche en proche, sur la manière dont les désirs, les peurs, les fantasmes savent investir une représentation. 

Le fantasme illusionniste de la peinture, son premier fantasme, ouvre à tous les autres, que ce soit celui voulant qu’à un certain point de perfection mimétique, la peinture prendrait vie, ou qu’à un certain niveau de ressemblance, elle soit capable de nous révéler les secrets, les clefs de la réalité qu’elle représente. 

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Les artistes présentés ici, par le biais d’œuvres illusionnistes, attirent notre regard sur de curieux objets : maquettes, sculptures, formes anthropomorphes. Ces œuvres, malgré leur diversité, nous offrent une expérience souvent proche ; leur virtuosité d’abord projette notre attention vers la chose représentée, puis quelque chose, à même cette illusion, vient déstabiliser – arrêter ou inquiéter – le regard : la dissimulation chez Rosalie Gamache, l’inquiétante étrangeté chez Marie-Claude Lacroix, le flou chez Olivier Moisan Dufour, etc. La peinture, alors, apparaît : ce désir, ces peurs, ces fantasmes au cœur du désir de représenter. 

Chaque génération de peintres, à sa manière, replonge dans les interrogations sur la portée de la peinture, sur son pouvoir, et fait de ces questions le creuset duquel nait un art nouveau. On devrait donc, chaque fois, tenter de retrouver à même les délinéations de leur démarche, comment ces questions savent trouver une actualité renouvelée. Telle est précisément la tâche qu’entreprend ici Mathilde Bois : rappeler l’inactualité de ces questions et, du même souffle, leur indépassable urgence. Certes, les œuvres n’ont pas besoin d’un discours pour exister, pour prendre sens, pour vivre dans l’œil, la tête et le cœur du spectateur4. Ce discours pourtant aide à comprendre les questions qu’elles tentent de formuler dans l’idiome de leur langage pictural. On ne peint pas seul : on s’émerveille au contraire, à manipuler son pinceau, de participer à un dialogue ouvert et interrompu avec les artistes qui nous ont précédé ; un discours qui porte peut-être moins sur la peinture que sur notre rapport au monde, sur la nature même de nos désirs, sur le pouvoir des images – celles sur le papier et celles dans notre tête – à se faire fantasme. Voilà bien pourquoi le rôle du philosophe, du critique d’art est fécond : tous deux tracent les contours de l’énigme que l’œuvre explore, puis nous rappellent pourquoi une telle énigme nous préoccupe toujours.  

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À bien y penser, à bien y regarder, la « matière » dont il sera question dans les pages qui suivent est moins de cette matière matérielle de la peinture – faite de pigments, de couleurs, de pâte – que de celle, faite de questions, naissant à manier cette matérialité, la matière cette fois comme médium artistique et comme question sur le visible – là d’où naît l’illusion de la vie et des choses, là où se pose la question du sens de l’image. 

Maxime Coulombe

Louis Marin, Imitation et trompe-l’œil dans la théorie classique de la peinture au XVIIe siècle, dans « L’imitation : aliénation ou source de liberté ? », Rencontres de l’École du Louvre, Paris, La documentation française, 1985, p. 190. 
Nombre de photographes interrogent bien sûr sa condition indiciaire ou carrément s’en éloignent : et pourtant, à bien y regarder, c’est encore cette croyance en la photographie comme trace qui donne sa force à leurs images. 
Voir notre ouvrage Maxime Coulombe, Le plaisir des images, Paris, Presses universitaires de France, 2019. 
4 Ibid
Les cinq artistes présentés dans ce bref essai se rencontrent dans l’adoption d’une même procédure : celle de construire des objets, de les mettre en scène puis de les peindre ou de les dessiner avec une exactitude égale à la part laissée à l’aléatoire dans leur création. Rosalie Gamache laisse du plâtre dégouliner et se figer sur des bibelots et autres objets du quotidien; Olivier Moisan Dufour construit des assemblages improbables en bois de palette. Marie-Claude Lacroix conçoit de petits théâtres où se rencontrent sous haute tension des matériaux de construction. Alexandre Pépin modèle des objets informes en plasticine et les dispose sur un plan imaginaire comme on liste un inventaire. L’opération de départ de Sébastien Gaudette est plus lapidaire : froisser des feuilles de papier. Tous ces assemblages, fruits du hasard et du jeu, se retrouvent fixés en des images lisses qui les métamorphosent, précisément parce que la matière dont ils sont faits est parfaitement figurée. On a coutume de dire en philosophie que la matière elle-même se tient en deçà de toute représentation : bien qu’elle forme le tissu du réel, la matière serait toujours un peu derrière ce que l’on voit, inaccessible . L’idée est assez simple, et ne peut finalement qu’être répétée avec des mots et des concepts différents. Tout se complique lorsque, dans le champ de l’art, la représentation fait l’épreuve de la matière : il n’y a pas simple échec, mais transfiguration. 

C’est dans le résultat de cette confrontation entre l’acte de figuration et la matérialité des objets dépeints que cette démarche commune éclate en cinq pratiques différenciées. Elles se rejoignent cependant au-delà, dans un engagement profond envers l’art de la peinture et du dessin dont ce petit texte se veut un commentaire. 





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